Le jeu au temps du socialisme

Tentative de traduction de l’essai « Gaming under socialism » publié sur le blog de Paolo Pedercini, game designer, enseignant à la Carnegie Mellon University School of Art, auteur entre autres du projet La MOLLEINDUSTRIA.


LE JEU AU TEMPS DU SOCIALISME

Dans un épisode récent du podcast politico-comique Chapo Trap House, un auditeur a demandé « Qu’est-ce que le socialisme peut faire pour les droits des joueurs ? ». La question était évidemment une blague, mais les animateur.trice.s du podcast ont produit une réponse drôle et quelque peu réfléchie.
Fort heureusement, il n’existe pas de «droits des joueur.euse.s» dans le sens de quelque chose qui serait différent des droits des consommateurs.trice.s. La plaisanterie était probablement une référence au sentiment d’être en droit d’avoir des exigences et à l’identification tribale qui a alimenté la campagne du Gamergate. Mais la question de savoir à quoi la pratique ludique ressemblerait dans un monde socialiste m’a ensuite hanté pendant plusieurs jours. Non seulement parce que je suis gauchiste et que j’aime les jeux, mais aussi parce que cela met en jeu plusieurs problématiques fondamentales pour le radicalisme au XXIe siècle.

Quand on imagine une société socialiste, il est facile de se représenter des visions utopiques ou dystopiques sorties de Star Trek ou 1984, mais un système socialiste situé dans un futur proche ne serait sans doute pas si différent de celui dans lequel nous vivons actuellement. Nous pouvons l’imaginer sans avoir besoin de recourir à des technologies fictionnelles ou à des métaphores sophistiquées d’exploration spatiale.

Traditionnellement, les socialistes ont été réticent.e.s à l’idée d’édicter des visions détaillées de la société qu’ils souhaiteraient établir, se concentrant plutôt sur les contradictions du capitalisme et fournissant des slogans généralistes comme « de chacun.e selon ses moyens, à chacun.e selon ses besoins ». L’une des premières batailles idéologiques de Marx et Engel s’est d’ailleurs livrée contre les socialistes utopistes comme Proudhon, qui proposait des visions de sociétés parfaites sans analyse des luttes de classes ou des contingences historiques.

Les socialistes utopistes, les marxistes et les anarchistes ont tendance à partager l’idée qu’une fois l’état bourgeois aboli, se diriger vers une société idéale nécessiterait une expérimentation libre continue de pratiques, une application de la méthode scientifique aux problématiques sociales — c’est à dire, un système scientifique auto-correcteur basé sur des données concrètes.

De ce point de vue, une fois établis les idéaux universels de liberté et d’égalité comme mesures du succès, un plan détaillé pour établir un monde socialiste serait inutile, puisque ce monde émergerait organiquement une fois que des systèmes véritablement démocratiques seraient en place.

Cependant, l’absence de représentations de ce que serait un futur socialiste constitue un immense défi pour la Gauche parce qu’elle ne nous laisse comme référence que les exemples d’échecs de « socialisme réellement existant » au cours du XXème siècle. Même si l’Union Soviétique et le Bloc de l’Est ont fait montre de remarquables prouesses technologiques, iels n’ont pas donné l’impression d’avoir une culture du jeu particulièrement vivace.

Tetris n’a réellement décollé qu’une fois publié en occident. Les consoles et les bornes d’arcade étaient pour l’essentiel des copies de produits américains ou japonais. Elles étaient chères et avaient pour thème, pour la plupart d’entre elles, la guerre.

Depuis la fin de la Guerre Froide, l’hégémonie capitaliste actuelle ne s’est pas fondée sur la proposition du néolibéralisme comme étant la meilleure option, mais plutôt comme étant la seule option possible. C’est pour cette raison que je pense qu’il est important d’exercer son imagination de façon débridée.

UNE INDUSTRIE DU JEU SANS DIRIGEANTS

Pour le dire très clairement, le but final du socialisme est la mutualisation et la démocratisation des moyens de production. Cela a pour racine l’idée que l’essentiel de l’injustice dans le monde est le résultat de l’exploitation du travail d’une partie de la population par une petite classe possédant ces moyens de productions, qui accumule au passage d’avantage de richesses et de pouvoir.

De nombreuses entreprises sont déjà détenues collectivement : elles sont pilotées par des nuées d’investisseur.euse.s et soumises à une concurrence impitoyable qui les contraint à maximiser constamment l’exploitation de leurs travailleur.euse.s et de l’environnement. Avec un concentré de cupidité à sa tête, des réglementations faibles et aucun compte à rendre, le capitalisme aboutit à des contradictions et des crises bien connues : inégalités, chômage, bulles et surproduction, destruction de l’environnement, etc.

Le socialisme ne résoudrait pas automatiquement ces problèmes, mais pourrait au moins fournir un cadre pour les aborder, en laissant les citoyen.ne.s décider quoi produire, comment le produire, et ce qu’il conviendrait de faire avec le surplus. Dans le socialisme tel que je le conçois, les grandes sociétés de production de jeux seraient dirigées sous forme de coopérative par leurs employé.e.s. Elles seraient alliées pour permettre le partage de ressources tout en maintenant une bonne part d’autonomie créative. Les pratiques abusives telles que le crunch time disparaîtraient probablement dans un environnement de travail démocratique, ou seraient seulement requises en cas d’urgence.

Les licenciements cycliques sont des pratiques courantes même pour les entreprises qui ont du succès et sont la cause de quantité de stress et d’instabilité pour les employés. L’industrie regorge d’histoires d’horreur à propos de personnes licenciées, réengagées, et licenciées à nouveau par la même entreprise, en raison de plannings déficients ou du caractère imprévisible des cycles de développement de jeux.

Avec un faible niveau de concurrence entre les entreprises et un haut niveau de coordination entre les projets, de telles imprécisions et redondances seraient atténuées.

Les développeur.euse.s de jeux sont des expert.e.s pour résoudre ce genre de problèmes : tous les jeux de gestion traitent de l’optimisation de ressources limitées. Imaginez les pratiques de gestion d’une entreprise lambda abstraites à un plus haut niveau de façon à coordonner différentes unités de production tout autour du monde.

Il s’agit d’une industrie créative qui nécessite un environnement dynamique, d’accomoder des individus visionnaires, et de donner la possibilité d’expérimenter et échouer. La production technologique et culturelle est fondamentalement hétéroclite, sujette à des changements rapides, et imprévisible. L’emploi à vie dans l’industrie du jeu, dans le sens classique industrialo-syndicaliste, n’est peut-être pas envisageable sans que ce soit source de stagnation et d’inefficacité.

Mais cette flexibilité structurelle n’a pas nécessairement à se traduire en précarité pour les travailleurs. L’idée de flexisécurité, bien qu’un peu vague, est censée permettre de résoudre ce dilemme. La flexisécurité est un ensemble de principes destinés à accroître l’adaptabilité sans détériorer les conditions de travail. Dit autrement, une forte mobilité sur le marché du travail associée à la sécurité sociale, à l’assurance chômage, et à la formation continue. Des mises en pratique de ce modèle existent déjà en Europe.

La démocratie sur le lieu de travail créerait aussi des espaces permettant de traiter certaines formes subtiles d’exploitation, telles que les discriminations sexistes et raciales, qui sont omniprésentes dans les industries dominées par les hommes et dans le secteur technique en général. Bien entendu, le socialisme ne changerait pas par magie les individus sexistes, et, bien entendu, nous n’avons pas besoin d’attendre la révolution pour combattre les discriminations : les entreprises avisées peuvent très bien mettre en place des lieux de travail égalitaires et diversifiés au sein d’un régime capitaliste. Mais l’instauration de structures horizontales et d’assemblées régulières sur le lieu de travail créerait une culture de coopération et de participation. Les employés seraient encouragés à dénoncer les auteurs d’abus et à exprimer leurs revendications.

INDÉPENDANT.E.S DU MONDE ENTIER, UNISSEZ-VOUS !

L’ascension du développement indépendant nous donne déjà un aperçu d’un futur socialiste au sein duquel les créateur.trice.s de jeux peuvent élaborer leurs propres pratiques de travail, partager les revenus de façon plus équitable, et être moins soumis aux éditeurs et aux marketeurs. Ce qui manque encore, notamment aux États-Unis, ce sont des structures de soutien aux initiatives indépendantes.

Les réussites rencontrées par des indépendants impliquent le plus souvent des individus ayant travaillé plusieurs années sur leurs projets, sans revenu ou assurance santé, engageant leurs économies ou s’endettant fortement.

Nous ne devrions pas romancer le sacrifice individuel et la prise de risque financière, et garder à l’esprit la manière dont le biais du survivant façonne notre idée du succès.

Les indépendant.e.s auraient des avantages majeurs dans un pays socialiste, tout comme dans une social-démocratie peut-être plus facilement atteignable.

Sécurité sociale et éducation publique réduiraient la nécessité de devoir travailler pour une entreprise à n’importe quelle condition dans le seul but de rembourser son prêt étudiant et d’avoir une assurance maladie. La possible abrogation de l’Affordable Care Act aussi connu sous le nom d’Obamacare menace d’ores et déjà la carrière de nombreux développeurs États-Uniens indépendants.

Le financement public des arts, méprisé par les fondamentalistes du marché libre et massivement soutenu par les progressistes, permettrait de soutenir les projets les plus originaux ainsi que le développement d’une communauté prospère d’indépendants. Des fonds de relance en provenance d’organismes de l’industrie permettraient aussi de démarrer des projets plus ambitieux. Aujourd’hui, la Ontario Media Developement Corporation (faisant partie du Ministère de la Culture) offre plus de $250K sous forme de subventions attribuées à des indépendant.e.s basés en Ontario.

Une sorte de Revenu Universel de Base sera probablement introduite au cours de la transition vers une économie socialiste, et pourrait donner des moyens supplémentaires aux artistes pour poursuivre une voie indépendante (j’y reviendrai plus loin).

SE SAISIR DES MOYENS DE DISTRIBUTION

On pourrait dire qu’au sein de l’industrie vidéoludique les moyens de production sont déjà entre les mains des citoyen.ne.s. Créer des jeux ne nécessite pas forcément beaucoup d’équipement ou de capital de départ. Les moteurs de jeux, le code open-source, le savoir-faire et les assets (graphismes, sons etc) sont accessibles pour quiconque dispose de suffisamment de passion et de temps. C’est l’une des conséquences de la numérisation et d’Internet : tout le monde peut faire des jeux, avec quasiment autant d’aisance qu’il y en a à écrire un texte ou filmer une vidéo rigolote de son chat.
Comme j’ai pu le faire remarquer par le passé, cet excès de créativité et la démocratisation de la production culturelle va de pair avec une prise de contrôle des plateformes de distribution par des conglomérats d’entreprises. Si le « contenu » est abondant et donc peu cher, alors la meilleure manière de se faire de l’argent est de contrôler la façon dont il est distribué, agrégé, filtré et rendu artificiellement rare.

La classe des vectoralistes, telle que définie par McKenzie Wark dans Un Manifeste Hacker, se manifeste dans l’industrie du jeu vidéo avec les places de marché numérique, telle que Steam, l’App Store ou le Playstation Network. Ces plateformes utilisent leur contrôle exclusif sur le matériel, les systèmes d’exploitation, les protocoles, et les bases d’utilisateur.trice.s pré-existantes (i.e. le type de capital qui n’est *pas* aux mains du peuple) dans le but d’imposer une sorte de taxe sur le contenu qui est vendu ou acheté.
Au moins 30% de ce que vous dépensez pour l’achat d’un jeu est reversé aux distributeurs comme Steam ou l’App Store. De plus, les créateur.trice.s de jeu vidéo doivent parfois s’abonner aux programmes ‘developers’, ou faire l’acquisition de coûteux kits de développement pour avoir le privilège d’accéder aux utilisateur.trice.s.
Pensez-y: les développeur.euse.s fabriquent concrètement les jeux, iels en font la promotion, iels assument tous les risques, sont forcé.e.s de se soumettre à des conditions de services qui limitent la liberté dexpression. En parallèle, des plateformes capitalistes comme Steam ne font strictement rien à part entretenir des agrégateurs et concevoir des systèmes anti-piratage farfelus.

Il n’y aurait pas d’intérêt à mutualiser la production sans mutualiser également la distribution. Les monopoles digitaux sont des protocoles et pas grand chose de plus, et ces protocoles peuvent être modifiés s’ils enferment et arnaquent les utilisateur.trice.s et les développeur.euse.s. Les plateformes de vente peuvent être démocratisées par la mise en place de systèmes de partage de revenu et en permettant aux parties prenantes et aux utilisateur.trice.s finaux.ales de décider combien iels souhaitent réinvestir dans la plateforme. Une grande partie du travail de filtrage du contenu et du classement est déjà réalisée par les communautés de joueur.euse.s (notes, tags, curation, greenlight, etc.) Pour les joueur.euse.s, un Steam mutualisé serait quasiment identique au Steam actuel.

La plateforme de distribution alternative itch.io met déjà plus l’accent sur la création de communautés et l’inclusivité. Itch.io n’impose pas de frais de soumission ou de règles draconiennes, fournit des outils aux créateur.trice.s de jeux pour organiser des game jams et partager des assets. Encore plus remarquablement, la majorité des titres sont disponibles en Payez Ce Que Vous Voulez, qui se viabilise à partir d’une relation signifiante entre fan et développeur.euse. À mettre en parallèle avec les soldes manipulatrices de Steam qui opposent les fans loyaux.ales contre les opportunistes tout en encourageant des comportements compulsifs d’accumulation numérique.

PAS DE PLAN QUINQUENNAL POUR LES JEUX

L’un des principaux buts du socialisme est de rationnaliser la production dans l’objectif d’éviter sur- et sous-production, mettre en place un développement renouvelable, et gérer le paradoxe du chômage.
Mais personne ne veut qu’une administration soit en charge de déterminer combien et quels jeux doivent être produits. Les jeux vidéo ne sont pas des marchandises de première nécessité, ils sont à la pointe de l’innovation technologique et leur production ne peut être planifiée en fonction des « besoins » supposés de la population. Dans ces circonstances il vaut peut-être mieux continuer à voter avec notre portefeuille.

L’argent, sous une forme ou une autre, continuera d’exister dans un socialisme envisagé dans le futur proche. L’argent a mauvaise réputation parmi les gauchistes, parce qu’il semble être à la fois le moyen et la fin de toutes les formes d’exploitation économique. Mais l’argent et le système des prix peuvent aussi être vus comme de simples technologies permettant d’attribuer une valeur aux choses. Un marché fonctionne comme un système informatique émergent et distribué dans lequel les prix sont la synthèse d’une multitude de désirs et paramètres en perpétuelle évolution.
En outre, laisser les gens décider comment dépenser leur argent est la façon la plus pratique de permettre différents équilibres entre travail et loisirs et différents styles de vie. Le point crucial serait de prévenir l’allocation de richesses dans le type de propriété privée qui serait propice à une reprise des processus d’accumulation ou de spéculation.

Aujourd’hui, les plateformes de financement participatif comme Kickstarter permettent à des producteur.trice.s d’évaluer la demande pour des produits innovants. Ils éliminent ainsi le besoin de recourir à des éditeur.trice.s et à des investisseur.euse.s qui peuvent avancer de l’argent (en contrepartie d’un retour sur investissement), et mutualisent le risque entrepreneurial entre les utilisateur.trice.s qui croient à la viabilité de certaines idées.
Les plateformes de financement par les pairs comme Patreon soutiennent les carrières d’artistes ou les projets qui ne cadrent pas avec le modèle Kickstarter de produits tape à l’œil, ponctuels, et nécessitant un capital de départ élevé.

Il n’est pas difficile d’imaginer des plateformes de financement participatif publiques qui donneraient des moyens tant aux consommateur.trice.s qu’à d’ambitieux.euses créateur.trice.s sans soutirer de frais significatifs. Certes, le financement participatif ressemble souvent à un concours de popularité consumériste dominé par des créateurs déjà établis. Mais ce ne serait pas le seul moyen de proposer des idées. D’autres types de subventions octroyées par des experts dans divers domaines identifieraient et soutiendraient des initiatives moins populistes, d’une façon similaire aux nombreuses subventions actuellement existantes dans les domaines artistiques et scientifiques.

Il est aussi possible d’imaginer un type de socialisme ou de société de transition dans laquelle tout fonctionnerait de façon semblable à l’économie de marché, avec une liberté d’entreprendre dans tous les secteurs à l’exception du secteur financier, qui serait mutualisé.
Dans ce modèle, les institutions financières prêteraient de l’argent en fonction d’un ensemble de priorité démocratiquement établies en lieu et place de la seule rentabilité. De plus, un système financier entièrement public mettrait un terme à la spéculation, aux prêts prédateurs, et autres moyens improductifs de fabriquer de l’argent avec de l’argent.

Dans le domaine des jeux cela pourrait avoir pour effet des innovations plus structurelles : si c’était une option, il est possible que la population décide de prioriser les technologies écologiques et la recherche sur le cancer plutôt que des matériels sophistiqués de réalité virtuelle ou des stades de sport électronique. La démocratie peut parfois être douloureuse.

LES BIENS COMMUNS DES JEUX

La tendance à l’expansion inhérente au capitalisme a pour résultat la marchandisation d’aspects de plus en plus nombreux de notre existence. Nos relations sont captées et transformées en matières premières par les réseaux sociaux; la prise en charge des soins traditionnellement assumée par les femmes au sein de la famille est professionnalisée de façon croissante; des ressources abondantes comme l’eau sont artificiellement raréfiées et vendues pour faire du profit; l’ADN d’organismes nés du travail de générations de paysans est breveté; les quelques services publics encore en place sont sous la menace constante d’une privatisation.
La promesse du socialisme est exactement l’opposé : démarchandiser une portion croissante de ce que nous faisons et de ce que nous sommes, en commençant par les nécessités basiques comme la nourriture et le logement, l’éducation, la santé, la protection de l’enfance, et même l’accès aux transports et à l’information. En d’autres termes c’est une lutte pour l’accroissement des droits garantis aux humains. Le droit à la vie, à l’éducation, à la circulation, par exemple, devraient être prioritaires sur le droit de la classe entrepreneuriale à réaliser des profits sur les services de santé, les écoles, ou les applications de covoiturage.

Les jeux vidéo sont des biens anti-rivaux dans la mesure où ils peuvent être aisément copiés et distribués quasiment sans coût. En raison de cette potentielle abondance, ils sont des candidats parfaits pour être démarchandisés. La question évidente « comment les développeur.euse.s peuvent-ils vivre de leurs jeux si ceux-ci sont disponibles gratuitement ? » a plusieurs réponses au croisement de toutes les problématiques présentées ici. Le financement public des jeux peut être conditionné à la mise à disposition des œuvres (comme c’est le cas, en théorie, pour la recherche scientifique financées par des fonds publics); le soutien volontaire et le parrainage par des pairs peuvent inclure certaines formes de Revenu Universel de Base; une réduction du temps de travail permettrait de consacrer plus de temps à des activités relevant de la motivation personnelle.

De nombreux.euses développeur.euse.s de jeux indépendant.e.s (sans parler des artistes, écrivains, musicien.ne.s) produisent déjà d’importantes œuvres culturelles sans s’attendre à recevoir de revenu significatif en contrepartie. Iels reçoivent en revanche du capital social, du respect au sein de leurs communautés, et un sentiment d’utilité que des emplois aliénants ne peuvent fournir.
Mais fonctionner selon une économie du don au sein d’un régime capitaliste peut être un privilège. De nombreux.euses artistes en devenir ne disposent tout simplement pas du surplus de revenu ou de temps, du soutien familial ou de l’environnement nécessaires pour pouvoir travailler pour la gloire et « l’exposition ». En outre, le travail culturel gratuit est régulièrement exploité par une classe de spéculateur.trice.s : depuis les plateformes capitalistes qui profitent du contenu généré par les utilisateur.trice.s, jusqu’aux propriétaires fonciers qui profitent de l’attractivité des quartiers créatifs; des spécialistes du marketing qui copient des styles émergeant dans la rue, jusqu’aux professionnels du monde de l’art qui font carrière grâce au travail non rémunéré d’autres personnes.
La culture peut être conçue comme un bien commun auquel tout un chacun peut accéder, et que tout le monde peut remixer tant que nous sommes capables de rémunérer les prosommateur.trice.s en fonction de leurs divers degrés de participation.

Le socialisme a été théorisé avant l’émergence des industries culturelles, et il est encore associé aux débuts de l’ère industrielle. Les socialistes de longue date fétichisent souvent les cols bleus de la classe ouvrière et sont incapables de mettre à jour leurs analyses et leurs exigences d’économies axées sur le travail et les services immatériels. Ce n’est pas une fatalité. D’innombrables penseurs et activistes ont mis à jour, complexifié, hybridé les critiques traditionnelles du capitalisme pour tenir compte de modes de production toujours en mouvement.
Au final, si une partie significative de la société détermine quels jeux vidéo sont importants, et que l’accès à la culture est un droit, alors les forces productives doivent être organisées en fonction, et non pas livrées aux caprices d’un marché excluant.

LE POUVOIR AUX JOUEUR.EUSE.S

En raison de la parabole tragique du Bloc de l’Est, la vie sous un régime socialiste est souvent décrite comme étant terne et uniforme, en contraste avec l’abondance de choix proposés au/à la consommateur.trice par le capitalisme. De fait, nous ne disposons pas d’exemples historiques de pays ayant effectué la transition vers une économie de plan à partir d’un stade industriel avancé, ce qui rend inutiles les comparaisons avec la période précédant la Guerre Froide.

J’aimerais faire valoir l’idée qu’un régime de démocratie socialiste serait avantageux tant du point de vue de nos vies en tant que consommateur.trice.s que de celui de nos vies en tant que producteur.trice.s.
Pour commencer, les conséquences les plus odieuses de la concurrence capitaliste disparaîtraient sous un régime socialiste. Dans le domaine du jeu, les procédés générateurs de pénurie artificielle tels que le bridage de la rétro-compatibilité logicielle et matérielle disparaîtraient, puisqu’ils n’ont pas d’autre but que de maximiser les profits des éditeurs aux dépends des consommateur.trice.s. Les systèmes de DRM intrusifs deviendraient obsolètes dans un contexte de biens culturels communs. Les modèles de conception prédateurs couramment employés dans les jeux free-to-play, directement inspirés des jeux d’argent, seraient probablement interdits.

Les joueur.euse.s ont des goûts et des usages variés, il serait donc logique d’avoir une variété de machines de jeu : appareils mobiles, réalité virtuelle, salles d’arcade, etc. D’un autre côté, je ne parviens pas à concevoir de bonnes raisons d’entretenir le cycle des guerres entre consoles, au cours desquelles les fabricants de produits virtuellement identiques s’affrontent à coups de propriété intellectuelle, d’exclusivités sur les jeux, de brevets, ou d’accessoires propriétaires. Il n’y aurait aucun besoin de devoir choisir en Playstation et xBox, Oculus et Vive, PC et Mac.
La solution qui serait sociétalement la plus raisonnable serait d’avoir plusieurs catégories d’ordinateurs à vocation généraliste ayant en commun un ensemble de standards ouverts. L’innovation technologique peut conserver une part de concurrence, par exemple en ayant plusieurs laboratoires de recherche indépendants qui proposeraient des prototypes candidats pour la production de masse, ou qui répondraient à des défis spécifiques comme c’est le cas avec les appels d’offre de la DARPA.

Si vous êtes issu.e d’un environnement économique privilégié, vous posséderiez peut-être moins de choses sous un régime socialiste, mais, en théorie, ce seraient des choses de meilleure qualité.
Pensez à la façon dont le jeu contribue à notre société du gaspillage. L’obsolescence programmée est une pratique industrielle irresponsable, écologiquement désastreuse; les consoles et ordinateurs seraient donc conçus pour pouvoir être mis à jour et ainsi maximiser la durée de vie de leurs composants. Les machines obsolètes seraient réaffectées à des tâches moins gourmandes, et ensuite recyclées.
N’allez pas imaginer des consoles artisanales faites de liège et de carton biodégradable ! Le recyclage des composants électroniques serait le fruit d’une conception avancée impliquant un écosystème de standards et matériels ouverts, l’obligation de recourir à des architectures modulaires pour encourager la réparation et la réutilisation, des processus responsables de traitement des déchets électroniques, des programmes gouvernementaux permettant et assurant un développement durable. Le projet Fairphone et la Electronics Take-Back Coalition sont des prototypes bien réels de ce type d’initiatives.

L’ÂME D’UN.E JOUEUR.EUSE AU TEMPS DU SOCIALISME

En tant que joueur.euse vous avez peut être expérimenté un changement abrupt de votre relation au temps et à l’argent. Enfant, vous aviez beaucoup de temps à tuer mais peu d’argent à dépenser dans de nouveaux jeux. Les jeunes joueur.euse.s savent se faire entendre si un jeu ne tient pas ses promesses en termes de quantité de divertissement fourni, ce qui pousse les studios de développement à étirer et gonfler artificiellement leurs jeux, et à abreuver de quêtes secondaires optionnelles les râleur.euse.s et les perfectionnistes.
En revanche, une fois que vous avez un travail, les $60 que coûtent un jeu triple A ne vont pas vous ruiner, mais consacrer plusieurs dizaines d’heures à un jeu devient une décision difficile.

Le but d’une société communiste n’est pas seulement de prendre « à chacun.e selon ses capacités », mais aussi de libérer le plus de temps possible de la tyrannie du travail. Il y a une riche tradition de refus du travail chez la gauche libertaire qui a été à l’origine des contestations sociales au cours des années soixante et soixante-dix. L’opposition radicale à l’aliénation du travail en usine est vraisemblablement l’une des forces motrices à l’oeuvre dans la restructuration des économies occidentales vers des modèles qui se basent plus sur la créativité, l’automatisation et le traitement de l’information.
Les avancées rapides dans le domaine de l’intelligence artificielle et de la robotique laissent présager l’automatisation de plus en plus répandue des emplois intellectuels et de services. Le spectre du chômage technologique est régulièrement évoqué dans le débat autour des voitures autonomes.
Un.e socialiste comprend que le chômage est une contradiction inhérente au capitalisme. La solution n’est pas de mettre en opposition l’automatisation et le « rapatriement » des emplois liés à l’industrie automobile ou minière mais plutôt de s’assurer que les bénéfices liés à une augmentation de la productivité par habitant soient équitablement redistribués. Travailler moins, pour donner un emploi à tou.te.s.

Mais si les gens travaillent moins, n’auront-ils pas moins d’argent à dépenser dans des choses superflues comme les jeux vidéo ?
Un Revenu Universel de Base pourrait être une façon de mettre graduellement en oeuvre ce processus de redistribution. L’idée serait de séparer le revenu et le travail, en donnant à chacun.e un revenu minimum indépendamment de son statut au regard de l’emploi. Le Revenu de Base n’aurait pas pour but d’inciter les gens à cesser totalement de travailler, et ne devrait pas non plus être vu comme une extension de l’assurance chômage, ou comme devant se substituer à toutes les prestations sociales. Je préfère envisager le Revenu Universel de Base comme une façon de redistribuer la richesse créée par toutes les formes de travail non rémunéré : la production culturelle abondante qui s’accumule en intelligence collective, le travail domestique et affectif qui maintient la société à flot, le charme issu des composantes sociales d’un quartier qui aboutit à une augmentation des loyers, les coûts émotionnels engendrés par un marché du travail de plus en plus incertain, et ainsi de suite. Si le capitalisme marchandise tout et extrait de la valeur ajoutée de tout le monde, nous devrions demander bien plus qu’une simple augmentation.

Dans le microcosme des jeux nous avons plein d’exemples de ce type de travail : le contenu généré par les utilisateur.trice.s et le modding, l’activité des communautés en ligne et hors ligne, les critiques amateures, les machinimas et le streaming, les jeux gratuits, le code open-source, la ludification de l’affinage de l’apprentissage machine avec des outils comme Google Image Labeler ou Quick Draw.
Naturellement, nous ne devrions pas nous attendre à ce qu’un.e afficionado.a du cosplay soit payé pour se déguiser lors d’un salon, c’est précisément le type d’activités qui devraient être démarchandisées. Mais nous devrions tout de même prendre conscience que ce travail réalisé gratuitement est systématiquement exploité et rentabilisé. Chaque bloc dans Minecraft, chaque publication sur les réseaux sociaux, chaque oeuvre de fan art, chaque interaction dans World of Warcraft contribue à la richesse, à l’image de marque, et à la valeur sur le marché d’une entreprise.

Dans une économie capitaliste le Revenu Universel de Base nécessiterait quantité de prélèvements fiscaux, et rencontrerait une opposition féroce, mais pensez-y : du point de vue de la classe dirigeante de la Silicon Valley, le Revenu Universel de Base est une alternative raisonnable à la perspective de se retrouver la tête au bout de piques brandies par des hordes de chômeur.euse.s.
En dehors du domaine de la technologie, les dirigeant.e.s n’ont peut être pas la pensée systémique ou la vision à long terme permettant de comprendre la menace que représente le chômage technologique. Et c’est là que la politique entre en jeu : il est du devoir des socialistes de leur rappeler constamment la possibilité qu’ils ont de se retrouver la tête au bout d’une pique. Même dans le cas d’une hypothétique transition pacifique vers une social-démocratie, l’option consistant à mettre la tête des patrons au bout d’une pique devrait toujours être sur la table. C’est la seule façon de négocier des réformes progressistes.

Dans un scénario vraiment (vraiment) idéal, une démarchandisation graduelle des services de première nécessité associée à une automatisation accrue en accord avec les visées socialistes aurait pour résultat une disparition paisible de la classe dirigeante. La société post-travail appelée avec humour Communisme Luxueux Totalement Automatisé est à la fois une utopie pour les joueur.euse.s et une opportunité pour les artistes et les professionnel.le.s du divertissement. Sans emplois ennuyeux (ni crainte d’en manquer) pour nous préoccuper, nous aurons besoin de plus de façon de rester stimulés et de chasser notre sentiment de vide existentiel.

QUI VA PAYER POUR TOUT ÇA ?

En grandissant à l’ombre du Réalisme Capitaliste il est difficile de concevoir comment nous pourrions avoir plus en travaillant moins. Qui va payer pour cet accroissement massif des prestations sociales, alors que nous parvenons difficilement à maintenir à flot le secteur public tel qu’il existe ? Est-ce que le socialisme ne mettrait pas un coup d’arrêt à l’économie tout en appauvrissant encore un peu plus tout le monde ?

En dépit de ce que prétendent certaines visions caricaturales, les socialistes ne souhaitent pas ralentir le capitalisme ou revenir à une économie pré-capitaliste. Marx et Engels admiraient la capacité du capitalisme à organiser la production et à créer de excédents sans précédents – ils ne pouvaient simplement pas s’accommoder des inégalités et des inefficiences de l’économie de marché. La conception qui considère le socialisme/communisme comme constituant un accélérant pour les forces productives est remise en vogue par certains courants de la gauche contemporaine. Leur proposition ne consiste pas à simplement réguler l’économie, ni à créer des alternatives locales et éphémères au capitalisme, mais plutôt à libérer le plein potentiel de la technologie, à se réapproprier l’idée d’un contrôle collectif sur la société et l’environnement.
Cette conception va à l’encontre du poncif conservateur qui présente l’économie comme étant un jeu à somme nulle. Évidemment, une redistribution intégrale des richesses devrait tenir compte des compensations rendues nécessaires par des siècles d’oppression raciale, patriarcale et coloniales, mais elle ne peut pas se résumer à des confiscations ciblées sur celles et ceux qui possèdent plus que la moyenne.
L’accroissement du potentiel de production serait associé à un ajustement des priorités et au déblocage de ressources actuellement accaparées par la guerre et la surveillance, la spéculation, les prisons, ou les subventions accordées aux industries liées aux combustibles fossiles. Imaginez la quantité de richesse tant matérielle qu’immatérielle qui pourrait être créée par les deux millions de personnes incarcérées aux États Unis ! Pensez à toutes les ressources gaspillées en logements jetables et en missiles Tomahawk !

MARXIO ET LUENGELS

Qu’en serait-il des jeux eux mêmes ? Est-ce que la violence et la concurrence seraient bannies des jeux vidéos socialistes ? Serons-nous condamnés à jouer à des jeux éducatifs insipides sur la tolérance et la justice sociale ?
Espérons que non. Dans un régime démocratique et socialiste, la liberté d’expression serait sacro-sainte. Étant donné le rôle traditionnel des arts comme contre-pouvoir, nous verrions une diversité de positions idéologiques au sein des jeux vidéo, y compris des jeux explicitement anti-socialistes.

Plus généralement, les phénomènes culturels tendent à refléter les valeurs dominantes au sein d’une société et les conditions matérielles qui la déterminent. Une des preuves les plus anciennes de l’existence du jeu chez l’être humain est la famille de « jeux de plateau » connue sous le nom de Mancala, remontant à la période du Néolithique. Les jeux de type Mancala reposent sur une métaphore de semailles et de gestion du territoire, et peuvent être interprétés comme étant une manière d’appréhender la culture agraire alors émergente. Dans la même veine, la guerre stylisée des échecs, ou l’évocation des cycles karmiques dans Serpents et Échelles, sont sans aucun doute le résultat des préoccupations et des systèmes moraux des sociétés qui les ont créés.

Rien ne nous empêche d’imaginer et créer des jeux socialistes dès aujourd’hui, mais il est probable qu’avec une transformation radicale des modes de production et un accroissement des possibilités démocratiques, nous devrions avoir soif de jeux différents : des jeux qui problématisent la coopération et la prise de décision en commun. Si ça vous paraît ennuyeux, essayez Overcooked ou Pandémie.
Peut-être que le contraire peut aussi se produire : la participation quotidienne à des processus démocratiques et relationnels pourrait nous pousser vers des jeux de tir ultra-individualistes, ultra-compétitifs, sociopathologiques qui nous permettraient de nous purger de nos instincts réprimés de primates.

À un niveau plus pragmatique, les serious games et les simulations pourraient servir à débattre et à déconstruire certains défis complexes. Aujourd’hui, la perspective consistant à présenter certaines questions sociétales, comme la pauvreté ou la pollution énergétique, comme autant de « problèmes » auxquels il faudrait trouver des « solutions », tend à masquer le rôle central joué par le capitalisme dans leur maintien. Tant que les gens auront la possibilité de s’enrichir en contrôlant l’approvisionnement alimentaire et en brûlant des combustibles fossiles bon marché, aucune rustine technologique ne permettra de contenter tout le monde. Mais dans une société sans classes sociales fondée sur la justice et l’égalité des droits, les projets technocratiques comme le Buckminster Fuller’s World Game seraient beaucoup moins naïfs et problématiques.
Le World Game a été présenté de plusieurs façons, la plus ambitieuse consistant en une hypothétique simulation informatique alimentée par des données réelles récoltées dans le monde entier. Au sein d’un jeu de gestion de ressources, les joueur.euse.s tenteraient collectivement de « Faire fonctionner le monde, pour 100% de l’humanité, en un minimum de temps, via la coopération spontanée, sans détruire l’environnement et sans désavantager personne. » Bucky Fuller se représentait le World Game comme étant joué compétitivement, en équipes, et diffusé en direct comme un sport électronique. Les meilleures solutions émergeant de ces compétitions étant destinées à être mises en application dans la réalité.

JOUER EN UTOPIE

Pour conclure, le socialisme n’est pas la promesse d’une société libérée de tous problèmes ou conflits, mais celle d’une société préparée à gérer ces problèmes. Le réchauffement climatique restera une menace gigantesque pour l’humanité. Les abus de pouvoir, la corruption et les discriminations seront toujours à l’ordre du jour. Des débats enflammés sur l’utilité de la conquête spatiale ou de la réalité virtuelle continueront à faire rage.
Les joueur.euse.s et les développeur.euse.s de jeux sont les citoyen.ne.s idéal.e.s d’un projet socialiste : iels excellent à la résolution collective de problèmes, sont habitué.e.s à réfléchir en termes de systèmes, iels apprécient d’être mis.es en situation d’agir et d’exercer cette capacité.

Il y a beaucoup de façons de concevoir le socialisme, le communisme, et toutes les étapes possibles entre les deux (sans parler des débats vieux de plusieurs siècles sur la façon de rendre possible des changements aussi profonds).
Quoi qu’il en soit, dans une atmosphère profondément conservatrice, alors qu’il serait tentant de rester sur la défensive et de se contenter du moindre mal, c’est un bon exercice de réfléchir au type de monde que nous voudrions vraiment voir advenir. Que votre utopie soit une commune primitiviste ou un économie mixte à la scandinave, qu’elle soit ou non réalisable durant votre vie, cela permettra au moins d’établir une direction et des paramètres selon lesquels vous pourrez déterminer vos ambitions politiques.


Traduit par Vincent avec l’aide de Pierre, Sébastien, Kévin et Gaëlle.

Classé dans jeux , Lectures , politique

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *