John Oliver, la Guerre et le Jeu Vidéo

Pour ceux qui ne parlent pas anglais ou qui auraient la flemme de regarder les trois minutes trente secondes de la vidéo ci-dessous, laissez-moi vous résumer son contenu. Il s’agit d’un extrait de Last Week Tonight, l’émission hebdomadaire du génial John Oliver qui est parvenu, grâce à sa grande rigueur informative et sa débordante imagination comique, à vulgariser pour le grand public les sujets les plus graves et les plus brûlants de l’actualité américaine et mondiale.

Dans cette vidéo, John Oliver s’attaque à un sujet complexe s’il en est : le conflit israëlo-palestinien et plus précisément, la reprise des hostilités dans la bande de Gaza en juillet-août 2014. Il commence par évoquer la situation en critiquant notamment une intervention publique de Netanyahu, puis après une minute vingt, il dérive sur les applications mobiles, existant dans les deux camps, qui permettent de jouer le conflit sur votre téléphone portable : il montre ainsi un jeu appelé Bomb Gaza, un autre intitulé Rocket Pride qui permet de diriger un missile lancé sur Israël, et un dernier Gaza Assault : Code Red qui vous invite à piloter un drone mitraillant des palestiniens. Il élargit alors son propos aux jeux vidéos guerriers en général avant de conclure sur un de ces trailers parodiques dont il a le secret : World of Peacecraft (la référence à Blizzard allant jusqu’à imiter la police du titre) est un faux simulateur de conférence de paix, où des personnages aux graphismes moches débattent interminablement dans des salles de conférences vides et aseptisées.

Derrière la satire, il me semble trouver ici, une excellente observation des problèmes politiques que pose aujourd’hui le jeu vidéo. De mon point de vue,  John Oliver ici, s’attaque moins ici au jeu vidéo en général, qu’aux limites actuelles du médium vidéoludique. J’y vois la critique d’un médium, confronté à des stéréotypes, à des réflexes esthétiques qu’il peine à dépasser.

Car le problème, d’après moi, est bien là : oui, les jeux vidéos mettent souvent la guerre en avant, mais ils le font sans doute moins par conviction idéologique que par une difficulté à sortir des codes établis par le genre. Représenter des héros forcés de combattre dans des situations dangereuses est facile pour les créateurs : ils savent comment obtenir des jeux efficaces en suivant ce schéma là. La guerre est déjà en elle-même une mécanique ludique décidant d’un vainqueur et d’un perdant. Nombre de jeux traditionnels, comme les échecs, sont construits sur le modèle guerrier et les jeux vidéos n’ont fait que poursuivre cet héritage par des moyens nouveaux. Ce qui me frappe donc, dans cette vidéo d’Oliver, c’est la difficulté qu’ont aussi bien les créateurs que les joueurs à sortir de ce modèle et à imaginer des schémas ludiques différents, comme le serait dans cet exemple, la logique réelle et complexe des relations diplomatiques internationales.

On pourrait discuter le gag d’Oliver : après tout une série de jeux comme Civilization, propose déjà des options de négociation diplomatique entre chefs d’état et les jeux Telltale annoncent un modèle vidéoludique nouveau donnant plus d’importance aux dialogues. Il n’empêche qu’il met le doigt sur une problématique réelle de la création de jeux vidéos, à savoir les difficultés que pose la conception de jeux vidéos engagés. En effet, si le langage vidéoludique est conçu pour évoquer des situations guerrières comment pourrait-il exprimer autre chose que les idéologies liées à la guerre qui sont souvent d’ailleurs des idéologies de droite ? La réponse me semble évidente : il faut que le jeu vidéo s’invente de nouveaux codes de représentation lui permettant d’enrichir son langage et son contenu. J’évoquerai dans des articles ultérieurs en quoi ce chantier a déjà été entamé par nombre de créateurs, en particulier des indépendants. Dans l’immédiat, je vais plutôt préciser cette impasse esthétique dans laquelle se trouve le jeu vidéo en évoquant les jeux les plus vendus de début 2016.

Si l’on observe cette liste, on trouve en première et en quatrième place respectivement, The Division, un jeu qui invite les joueurs à s’affronter dans un monde post-apocalyptique, et l’inévitable Call of Duty annuel. Il s’agit de deux jeux guerriers qui correspondent de manière presque caricaturale à l’image qu’on s’en fait : leurs mécaniques sont entièrement construites autour de la tactique militaire et l’idéologie qu’ils transmettent est celle qu’on trouve habituellement dans la bouche des hommes politiques de droite voire d’extrême-droite. Le monde est un chaos où, menacé par de dangereux ennemis, il faut prendre les armes pour restaurer l’ordre originel : celui de l’Occident tout puissant. Par ailleurs, il s’agit dans les deux cas de FPS, ce genre ontologiquement xénophobe où le monde extérieur n’est jamais perçu que derrière le canon d’une arme. Ce que nous dit le FPS par sa mise en scène même, c’est que le Monde, l’Autre, est dangereux et qu’il faut être constamment préparé à l’affronter.

Si l’on s’intéresse à la deuxième et à la troisième place, on trouve deux autres jeux, moins ouvertement guerriers mais qui s’appuient aussi essentiellement sur le combat : Far Cry Primal (un FPS situé à l’ère préhistorique), et Uncharted 4, un jeu inspiré des films d’Indiana Jones. Ce dernier exemple est sans doute le plus intéressant de la liste : depuis The Last of Us, le studio Naughty Dog est réputé pour la richesse de sa narration. Or dans Uncharted 4, si le début et la fin du jeu ont souvent été applaudis pour leur finesse dans la caractérisation du héros, les critiques (par exemple chez Gamekult) ont souvent regretté que le récit reste prisonnier d’une mécanique ludique qui impose au personnage et donc au joueur d’affronter des dizaines d’adversaires anonymes. Il y a là comme un hiatus, une incohérence fondamentale entre l’exigence de sens, de chair vivante qui accompagne naturellement le passage à l’âge adulte d’un médium, et les mécaniques ludiques et narratives imposées par l’industrie, ramenant l’intrigue vers un modèle archaïque où le héros ne peut exister qu’en éliminant, de manière parfaitement irréaliste, des figurants inexistants à la pelle.

Il me semble donc que le jeu vidéo se trouve dans une période de transition, confronté à des limitations d’abord esthétiques qui l’empêchent d’enrichir son discours sur le monde. Dans des articles ultérieurs, j’essaierai de comprendre d’où proviennent ces limitations et quelles solutions ont déjà été proposées ou peuvent encore être développées afin de les surmonter. Et un de ces jours, peut-être, pourrons nous enfin parvenir à l’objectif ultime de toute cette discussion : nous régaler en jouant World of Peacecraft , bien entendu !

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