Florence Johsua : «Les anticapitalistes du XXIe siècle sont des révolutionnaires sans révolution à l’horizon» – Libération

Le siècle sera-t-il rebelle ? Selon une récente enquête de l’université Harvard, 51 % des Américains âgés de 18 à 29 ans ne soutiennent pas le capitalisme (1). De Occupy Wall Street en 2011 à Nuit debout, les rangs du mécontentement face au néolibéralisme dominant ne désemplissent pas. Qui sont ces individus qui militent pour un autre monde ? Dans Anticapitalistes, la sociologue Florence Johsua, docteure en sociologie politique et chercheure à l’université de Lausanne, s’est intéressée aux ressorts de la production de la révolte. A partir de son enquête sur les trajectoires de militants de la Ligue communiste révolutionnaire (LCR), elle analyse les nouvelles manières de militer, influencées notamment par la perte d’hégémonie du marxisme.

Au-delà de la colère contre la loi travail, qu’est-ce qui s’exprime selon vous dans les contestations des dernières semaines ?

Il s’agit à mon sens d’une réponse à une situation politique, sociale et économique très dégradée, d’une colère contre un certain nombre d’injustices, de dénis de droits et de démocratie. Le PS avait promis de redonner toute sa force à la négociation collective, de faire de la jeunesse sa priorité, le droit de vote aux étrangers pour les élections locales. Ces contestations soldent les comptes d’un quinquennat qui a trahi ses promesses. Elles nous rappellent que la légitimation n’est pas inconditionnelle et que les accords tacites entre gouvernants et gouvernés peuvent être remis en cause. La mobilisation venant du monde du travail a créé les conditions pour d’autres, qui questionnent la représentation politique. Ces mobilisations sont différentes et ont leur logique propre. Mais il me semble que parmi les participants à Nuit debout, ou ceux qui rêvent de grève générale, s’exprime le souhait de se projeter dans un autre paysage de désir, soit une image, même abstraite, d’une réalité différente. Le slogan «Rêve générale» l’indique bien.

On observe aussi la difficulté des mouvements contestataires qui s’opposent au capitalisme à s’accorder entre eux. Comment expliquez-vous cet éclatement des luttes ?

Il faut replacer ces contestations dans une perspective historique. La séquence 1989-1991 a reconfiguré les manières de penser la révolution, l’anticapitalisme et l’engagement. Le communisme n’est plus une référence centrale. Après cette période, les militants ont eu des façons très éclectiques de se définir politiquement. Beaucoup d’entre eux ne se rattachent à aucune filiation politique. Ils sont «militants» ou «contre un système qui exploite», mais manquent de mots, de modèles, de projets précis. Ce flou les déstabilise parfois. Mais il est aussi perçu comme un des enseignements du siècle passé, du stalinisme et des systèmes bureaucratiques. Le fait de disposer d’un modèle de société clés en main, ça leur fait plutôt peur. Beaucoup refusent l’idée de fonctionner avec des modèles prédictifs. L’échec des modèles passés les amène à faire confiance à de nouvelles expériences militantes qui, d’après eux, redélimiteront petit à petit les frontières programmatiques et stratégiques d’un nouveau projet de transformation sociale. Cet éclatement des luttes est aussi dû à la précarisation des mondes du travail, atomisés et fragilisés, y compris dans leurs résistances.

Qui sont ces citoyens qui militent contre le capitalisme ? Peut-on faire un profil type ?

Les profils sont variés. Mon enquête sur la LCR, devenue Nouveau Parti anticapitaliste – NPA -, montrait des individus appartenant surtout aux catégories moyennes et supérieures de la population active, avec un capital culturel élevé, profs, travailleurs du social et de la santé, souvent du secteur public. Les catégories populaires ont toujours été faiblement représentées à la LCR. Mais en proportion, elles augmentent à partir de 2002, notamment des employés, des ouvriers du secteur privé. Après le 21 avril 2002, il y a eu une vague d’adhésions à la LCR, en réaction à l’accession de Le Pen au second tour, qui l’a beaucoup rajeunie. Elle est devenue moins homogène socialement et idéologiquement. Je crois que «justice sociale» est l’expression qui résume le mieux la variété des motifs mis en avant par ces nouveaux membres. Ils pensaient que tout le monde devrait vivre décemment, avoir un toit sur la tête et un emploi stable. Ils ont été convaincus par le slogan de la LCR «Nos vies valent plus que leurs profits», qui fait d’ailleurs penser au récent #OnVautMieuxQueÇa.

Comment expliquer leur engagement contre le capitalisme ?

Les processus sont multiples. Toutefois, j’ai montré que les trajectoires sociales de ces nouveaux militants sont souvent marquées par une accumulation de désajustements, des formes de déclassement scolaire et-ou intergénérationnel. Souvent, ils sont surdiplômés par rapport au poste occupé, et leur position professionnelle est moins bonne que celle de leurs parents. Ces épreuves qu’ils ont vécues les ont amenés à percevoir certains dysfonctionnements du système : suivre des études supérieures longues, avoir appris beaucoup au prix de grands sacrifices et ne pas trouver un emploi à la hauteur de ses aspirations.

L’histoire de ces hommes et de ces femmes est celle d’une émancipation désirée mais inaboutie, concrétisée par un petit déplacement social, qui témoigne surtout de l’inertie d’un système dont la reproduction demeure la règle. Ces désajustements dans leurs trajectoires ont contribué à leur politisation progressive en transformant leurs représentations du monde social.

Le déclassement serait le déclencheur de ce type d’engagement ?

Le déclassement n’explique rien en lui-même, mais il permet d’éclairer des processus de politisation au regard de la socialisation des individus, de leur inscription dans divers univers de sociabilités, des formes d’apprentissage politique au cours d’événements et des effets de dynamique de groupe.

L’ensemble de ces facteurs permet de comprendre la production sociale de la révolte. Au-delà de leurs trajectoires sociales, ils s’engagent souvent après avoir été marqués par de grandes mobilisations, comme celle contre le CPE [en 2006, ndlr] par exemple. La LCR leur a pendant un temps proposé une boîte à conceptualiser le monde, un langage, des outils pour analyser leur propre situation et ce qui les entoure. Ces expériences de déclassement, qui auraient pu être vécues comme une fatalité ou une indignité personnelle ont alors été requalifiées au travers d’un cadre d’injustice.

Et pourtant, on observe aujourd’hui un rejet de la forme partisane et d’une quelconque institutionnalisation…

Le renouveau contestataire actuel trouve une partie de ses racines dans les mouvements altermondialistes des années 2000. Cette mouvance était imprégnée de l’idée qu’on peut changer la société sans prendre le pouvoir. Or, de contre-sommet en contre-sommet, de mobilisation en mobilisation, un certain nombre de militants entrapercevaient les limites de ce slogan. Si on veut changer la société, la confrontation au pouvoir d’Etat se pose à un moment donné. Ce mouvement altermondialiste a aussi contribué à remettre en cause l’organisation hiérarchique et a fait germer une demande d’horizontalité dans les modes d’action, qui s’affirme aujourd’hui avec force, notamment à Nuit debout.

L’écologie politique hors partis qu’on a pu observer à Notre-Dame-des-Landes et Sivens est-elle aussi le fruit des mouvements altermondialistes ?

Les protagonistes de cette écologie politique affirment massivement leur rejet du capitalisme et la défense d’un modèle autogestionnaire et antiproductiviste, prônant le respect de l’environnement, la réappropriation collective des espaces et des terres, enfin l’autosubsistance alimentaire et énergétique. Cela renvoie à des revendications écologistes anciennes, auxquelles la mouvance altermondialiste a contribué à redonner une large audience sous de nouvelles formes, avec par exemple la question du développement durable. Mais l’écologie politique a aussi une histoire propre.

Le but est-il toujours la révolution ?

Les militants anticapitalistes du XXIe siècle sont des révolutionnaires sans révolution à l’horizon. Le cycle de défaites auquel est confrontée la gauche radicale depuis les années 80 a transformé leur perspective révolutionnaire. Ils savent que le «Grand Soir» n’est peut-être pas pour demain.

Cela a des répercussions sur les pratiques militantes. Face à une situation politique bloquée, ils ont considéré qu’il valait mieux s’engager dans des structures alternatives, syndicats ou associations, perçues comme plus utiles et qui sont restées des lieux de diffusion d’une culture politique. Ils n’ont pas désarmé, ils ont changé leur fusil d’épaule. Si l’on s’intéresse à la situation actuelle, au-delà des occupations des places publiques, il y a des expérimentations locales, des communautés qui témoignent de la volonté de sortir du système, en donnant des contenus concrets aux projets d’alternatives au capitalisme.

Peut-on parler d’une individualisation de la lutte ?

Je ne le pense pas. D’ailleurs, la mobilisation contre la loi travail a réaffirmé le rôle des collectifs militants, notamment des syndicats. Mais dans le cadre de ces luttes, le refus de certains participants de s’intégrer à une instance supérieure les conduit à s’organiser sans organisation, préférant des regroupements affinitaires. Par ailleurs, le monde social est marqué par la perte d’hégémonie du marxisme, qui proposait une théorie et un cadre d’action pour l’intérêt commun des travailleurs. Sur les sentiers actuels de l’utopie, de Notre-Dame-des-Landes à Nuit debout, ce commun manque parfois. Mais il demeure au cœur de ces engagements en termes d’enjeux et de perspective. Les militants veulent des lieux de démocratie participative, prônent l’élaboration collective.

C’est aussi quelque chose qui a réuni les gens à Nuit debout, tout comme cette euphorie du collectif dans une société qui atomise le corps social et où tout pousse à l’individualisme et à la concurrence. Faire vivre ce collectif au travers d’assemblées, de commissions, d’actions et de manifestations, c’est un puissant acte de résistance à l’air du temps. C’est aussi une manière d’affirmer, en actes, qu’un autre monde est possible. De l’incarner, en quelque sorte.

Comment expliquer la difficulté pour un discours anticapitaliste d’être audible ?

D’abord, il y a les organisations. La gauche radicale de type partisane, en France, est en crise. Et le Front de gauche est apparu davantage comme un cartel que comme une nouvelle forme de proposition politique comme ont pu l’être Syriza en Grèce et Podemos en Espagne. Plus largement, l’idée même qu’un autre système est possible a été remise en question avec l’effondrement de l’URSS. C’est aussi une conséquence de défaites des travailleurs, dont le thatchérisme a été emblématique. Dans un contexte de crise, dans une économie globalisée qui met en concurrence universelle la force de travail, les moyens de réaction à la portée des travailleurs sont réduits. Il y a des formes de résignation, une accumulation d’échecs sur lesquels il est difficile de s’appuyer pour impulser de nouveaux mouvements.

Mais difficile ne veut pas dire impossible. Et la détermination des jeunes et du monde du travail à s’opposer à la loi El Khomri le démontre. Ces mobilisations ont déjà transformé le rapport de force politique. Elles remettent à l’ordre du jour une volonté de rupture avec le capitalisme et son monde. Les colères qui s’expriment appellent un nécessaire chantier pour reconstruire un paysage de désir progressiste et solidaire, crédible aux yeux du plus grand nombre.

(1) www.iop.harvard.edu


Anastasia Vécrin

 

 

 

Source: Florence Johsua : «Les anticapitalistes du XXIe siècle sont des révolutionnaires sans révolution à l’horizon» – Libération

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