La Nuit au bout ?

 A Nuit debout, place de la République à Paris, jeudi. Photo Boris Allin. Hans Lucas
A Nuit debout, place de la République à Paris, jeudi. Photo Boris Allin. Hans Lucas

«Tous ensemble, tous ensemble, grève générale !» Quelques drapeaux de syndicats au sol, des banderoles rapportées du cortège, des stickers sur les vêtements. Nous sommes le 26 mai 2016, huitième journée de mobilisation contre la loi travail. Ou plutôt le 87 mars. Après avoir manifesté entre Bastille et Nation, à Paris, quelque 400 personnes sont rassemblées à Nuit debout, place de la République. Une affluence moyenne, qui contraste avec les AG de plus en plus clairsemées des derniers jours. De quoi redonner au mouvement un peu de souffle. Mais pas de quoi rassurer ceux qui parlent ouvertement d’une fin possible de Nuit debout…

Ce jeudi soir, la plupart des personnes présentes à la traditionnelle Assemblée populaire étaient dans le cortège des 20 000 manifestants (100 000 selon la CGT) qui ont marché l’après-midi jusqu’à Nation. Pour la plupart, venir à Nuit debout après la manif était une évidence. «C’est la suite logique de ce qui s’est passé aujourd’hui, explique Lionel, employé à la SNCF et en grève. S’il y a bien un endroit où il faut continuer d’être revendicatif, c’est ici.» D’autres boivent une bière ou «construisent la grève générale», en petit comité, sur un côté de la place. Les blocages et manifestations sont au cœur des échanges : personne ne songe à renoncer au combat contre le projet du gouvernement. N’est-ce pas d’ailleurs Nuit debout qui a impulsé la mobilisation contre le projet El Khomri, via l’idée d’une «convergence des luttes», dès le 31 mars ?

Un jeune homme, en pleine discussion avec une dame plus âgée, semble ne pas en revenir : «Je suis content, deux mois après, on est encore là !» Encore là, mais pour combien de temps ? La veille, mercredi, la place comptait trois fois moins de monde. Le jour d’avant, idem. Du coup, les traditionnels tours de parole sont un peu monopolisés par les mêmes personnes – à l’image d’un petit monsieur reconnaissable par son éternelle tenue noire et ses cheveux gris frisottants.

Nuit debout serait-il, peu à peu, en train de s’endormir ? Mehdi, membre de TV debout – chaîne qui, avec Radio debout, assure, de l’intérieur, un traitement médiatique du mouvement -, n’est pas d’accord. Selon lui, outre la mauvaise météo qui «n’a pas aidé», Nuit debout est plutôt «en train de se stabiliser, après l’effervescence du début». Et d’évoquer la décentralisation du mouvement dans d’autres villes françaises (Lyon, Grenoble, Rennes…) mais aussi internationales (Barcelone, Rome ou encore Londres). Un avis partagé par Voltuan, militant difficile à dissocier de son bonnet rayé et de ses pancartes décriant, pêle-mêle, le capitalisme, le 49.3 ou la précarité salariale. «En ce moment, il y a en effet moins de monde. C’est sans doute dû à la fatigue. Mais avec la grève des raffineries et d’autres secteurs, cela va redonner de l’énergie au mouvement.»

«Coup de mou»

Chaque journée de mobilisation nationale redonne, il est vrai, de l’allant à la place de la République. Mais pour certains membres de Nuit debout, les manifs et les blocages ne seront pas suffisants pour pérenniser le mouvement. C’est le sentiment de Lucas, 26 ans, membre de plusieurs commissions thématiques. Mercredi, il est venu lire devant l’assemblée un manifeste rédigé par ses soins, «évidemment modifiable par tous». Son idée est d’apparence simple : «Créer une structure, par exemple un collectif ou une association horizontale, pour créer une réelle alternative politique, sociale et environnementale.» Pour le jeune homme, «il est temps de réfléchir aux perspectives de l’après-Nuit debout, parce qu’on ne va pas tenir la place de la République ad vitam aeternam». A la fin de son allocution, ce jour-là, il invite les gens à venir le voir pour en discuter. Sans grand succès. Lucas s’en fiche : «C’est ça qui est bien avec Nuit debout, si j’ai envie de faire mon truc, je le fais.» Selon lui, il faut aller au-delà des prises de parole libres, «qui sont une super chose en soi, mais qui partent dans tous les sens et donc nulle part». Infiltrer le système de l’intérieur – comprenez la classe politique traditionnelle – «pour mieux le faire exploser».

Un discours partagé par Adil, membre de la commission Ecologie debout : «En ce moment, le mouvement prend un coup de mou. Personnellement, je ne trouve pas que ça ait pris le tournant qu’il faudrait.» A savoir, «l’émergence d’une vraie alternative politique et citoyenne, avec un programme et des leaders». On touche là un des débats qui agite Nuit debout depuis ses prémices : quelle finalité concrète pour le mouvement ? Faut-il, d’ailleurs, qu’il y en ait vraiment une ? Près de deux mois après sa création, la question se pose encore avec acuité. D’autant que la mobilisation sociale évolue vers d’autres formes (blocages, grèves…). Si certains, tels Lucas et Adil, voient Nuit debout comme une passerelle vers autre chose, une grande majorité estime que leur action n’a pas de but précis. C’est le cas de Loïc Canitrot, membre de la compagnie Jolie Môme et proche de Fakir, journal qui a également participé à la naissance du mouvement. Cet intermittent du spectacle fut le premier à dire qu’il ne «rentrerait pas chez [lui]», après la manif imposante du 31 mars. Pour lui, c’était clair dès le début : «Il n’y avait pas de but prédéterminé à Nuit debout.» «Pour le moment, je n’y vois pas de finalité. En revanche, je note beaucoup de résultats concrets en termes de mobilisation, de réflexion et de rencontres, se félicite-t-il. Des gens qui n’avaient jamais pensé au fait de se mobiliser le font et proposent plein de choses.» En clair, ils en seraient «au stade de culture de tout ce qui a été essaimé».

Graines

Et les graines plantées par Nuit debout n’auraient pas encore éclos. En coulisses, paraît-il, ça bouillonne. Via, notamment, la commission Lutte debout, qui travaille à mettre en lien les différents secteurs en grève, afin d’optimiser la mobilisation sociale. Mais aussi par des réunions informelles dans des cafés, des bars, des restos ou des appartements. Des rencontres pour discuter, réfléchir, mettre en œuvre des projets.

Une évolution plus discrète qui constitue déjà une grande victoire pour Almamy Kanouté, militant associatif à Fresnes (Val-de-Marne) et partie prenante de Nuit debout depuis ses balbutiements. Son but à lui : exporter le mouvement aux quartiers populaires. A République, après la manif, il discute tous azimuts, tout en s’aspergeant les yeux de sérum physiologique. Lui aussi, cependant, le reconnaît : «Il y a moins de monde aux AG, mais plus d’occupation de l’espace par les assos.» Et d’expliquer la «mutation» : «Il y a d’abord eu le gros bordel, et maintenant les choses sont en train d’arriver : d es coalitions entre associations et individus, avec des initiatives qui émergent.» Il a par exemple rencontré, pendant la manifestation, des jeunes qui l’ont interpellé après l’avoir vu à Nuit debout. Ces ados, sensibles à son discours lors des AG, l’ont invité à intervenir dans leur lycée. «Maintenant, ils ont envie de se bouger.»

Liens

D’autres ont trouvé, avec Nuit debout, un moyen de concrétiser leurs idées. Comme Sarah, 24 ans, juriste en droit public, qui souhaite monter un projet «autour du numérique, de la démocratie et de la vulgarisation du droit». A République, elle a tissé des liens avec d’autres participants au mouvement, qu’elle entretient sur place ou ailleurs. «Beaucoup de choses sont en train de se faire, comme des sites internet ou l’élaboration d’analyses… Ce n’est pas parce qu’on parle moins de Nuit debout que Nuit debout n’agit pas.» Pour la jeune femme, il ne faut pas oublier que «le mouvement est à la fois physique et numérique». Sans croire, non plus, que «Nuit debout se construit comme on écrirait un tweet. Ça prend du temps d’améliorer les choses». A l’AG, ce soir du 26 mai, la question de la pérennité du mouvement clôt plusieurs interventions. Mais pour l’un d’entre eux, «Nuit début continuera, que l’on soit dix, vingt, ou dix mille».


Amélie Quentel

Source: La Nuit au bout ?

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