Source: Feuilleton Debout #18. Le souvenir et le sang.
FEUILLETON DEBOUT – Le Feuilleton donnera la légende de la Nuit.
Il y eut un grincement. La personne de l’autre côté de la porte devait hésiter à produire un son. Ange avait prononcé la phrase convenue d’une façon entièrement défiante. Un son de briquet Zippo qui se ferme. Le bruit de deux chaussures qui se tournent vers les escaliers.
Ange hésita. Puis il courut vers la porte. Il défit très rapidement la chaine, puis le second cadenas, puis ouvrit violemment la porte, en pointant le revolver vers la cage d’escalier. Trop tard, la porte en bas était sur le point de claquer, la personne était déjà partie dans la rue.
Il courut à la fenêtre. Tout ce qu’il put voir fut un grand parapluie rouge, avec un liseré bleu. L’angle empêchait de savoir le profil, ni même le genre. Ange vit la personne s’engouffrer dans une Camry grise immatriculée New York. Plaque orange. Empire State. Impossible de relever le numéro. La voiture partit en trombe.
Le visiteur inconnu savait à qui il avait affaire. Au son de la voix d’Ange, il avait du mesurer la distance qui séparait celui-ci de la porte, sa tension indiquait une arme potentiellement braquée, et le temps d’attente auparavant assez long pour un bon positionnement dans la pièce. Le visiteur avait calculé. Efficacement. Il s’était ravisé. Et il lui avait fallu moins d’une poignée de secondes. Ange avait cerné la singularité d’un comportement d’espion. Ou de révolutionnaire.. Le gouvernement américain ? Un déboutien qui avait pris peur ?
« Putain de merde », cria Ange en frappant dans un carton.more
Il passa le reste de la soirée à essayer de mettre ensemble toutes les photos de Mary qu’il possédait.
Il tomba sur une photo d’eux ensemble sous une arche du métro de la 125ème rue, à côté de Broadway. Ange se rappelait fort bien de cette après-midi ensoleillée.
Mary avait été radieuse, et chaque fois qu’Ange imaginait son visage, il lui voyait les yeux éclairés par le soleil d’ouest qui avait frappé son azur depuis le New Jersey. Comment oublier ?
C’était un jour de juin 2020. Journée de permission. Mary l’avait emmené manger dans un restaurant asian-fusion, pas loin de là. Ils ne s’étaient pas quittés des yeux. En dévorant leur tofu grillé, sans se parler, en se regardant, ils s’étaient indiqué leur désir inassouvi depuis 10 jours. 10 jours qu’ils n’avaient pas eu de permission. Désirs impossibles à satisfaire dans les journées très remplies de la Nuit Debout new-yorkaise. Chaque jour, le programme régulier du tour des sections, du briefing des stratégies locales, puis des stratégies internationales, ainsi que la revue des espions et des rapports de mouvements ennemis, puis le soir, les diners avec les autres chargés de piquets. Le soir, pas question de coucher, on était épuisés, on s’endormait, enlassés, dans n’importe quelle chambre non occupée des dorms de Columbia.more
Mais la nuit de la permission, ils avaient récupéré. Ils avaient déjà fait l’amour deux fois dans cette belle journée.
Dans le restaurant, pourtant, l’œil de Marie étincelait plus encore que le matin. Ses beaux cheveux bruns-ocre, lisses et presque cinglants sur ses épaules, augmentaient le désir d’Ange.
Ils s’étaient indiqués, donc, leur envie commune. Et ils n’attendirent pas. Ange avait laissé un billet de 50 dollars sur la table, puis ils avaient trouvés un petit kiosque déserté, dans un parc de Harlem peu fréquenté, près des projects. Marie avait craqué le collant au niveau qu’il fallait, et Ange simplement défait le haut de son pantalon, puis s’était assis sur un banc. Mary était venue se placer sur lui, bien à la verticale. Puis elle s’était laissée très lentement descendre sur la chair durcie du jeune garçon. Tous deux tremblèrent d’un plaisir intense. Ce jour-là, comme cela arrivait souvent, leur désir commun s’évanouit à l’exact même instant. Et ils se prirent dans leurs bras, comme entourés d’un affect unique distribué également, mais singulièrement, dans chacun de leurs corps. Ils se connaissaient entièrement. Sans se posséder. Sans s’avoir d’aucun point de vue. Ils composaient une mécanique affective sans reste, sans défaut. Ils s’aimaient par et à travers les sentiments élevés de la Révolution.
Ange riait en regardant la photo. Il se rappela la phrase grivoise de Mary
« – Je te nique encore comme ça quand tu veux, chef de guerre. »
Il lui avait répondu, avec un faux semblant de ton grave
« – Attends, là j’te suis pas, on n’a pas du comprendre la même chose, c’est moi qui t’ai niqué.. »more
Ils avaient ri aux éclats tous les deux. Et le beau jour d’été s’était terminé dans leur sommeil sous les platanes blanchis de ce parc, où New York n’était plus pour eux qu’une géographie d’amour.
Ange passa quelques heures à méditer le souvenir. Heureux. Puis sur les coups de 22h, il se décida à sortir acheter des pâtes chinoises. Il prit un pistolet qu’il accrocha soignement à sa ceinture, puis rabattit sa chemise par dessus. Quand il passa et ferma la porte, il alla frapper à la porte de sa voisine, pour lui demander si elle aurait besoin de quelque chose. Ange sifflotait et était encore égayé du souvenir de Mary. Il en avait oublié l’incident étrange survenu quelques heures auparavant. Sa voisine ne répondit pas. Ange se dit qu’elle devait dormir.
Il sortit acheter ses pâtes. Quand il revint, la porte du bas de l’escalier était ouverte. Ange trouva cela extrêmement étrange. Toujours pas de photo sur l’Eyekam. Il grimpa 4 à 4 les marches de l’escalier. Quand il parvint sur le palier commun, il découvrit une chose horrible.
Une flaque de sang était répandue là, sortie du dessous de la porte de la voisine.
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