Source : Dans les magazines féminins, la loi (El Khomri) du silence
Le 17 février 2016, Les Échos dévoilent le contenu de l’avant-projet de loi sur le travail [1], agrémenté d’un entretien avec la ministre Myriam El Khomri. Du 20 février au 31 mai, nous avons examiné l’attention portée aux conséquences de ce texte pour les femmes dans les versions papier des magazines féminins Elle et Marie-Claire et des sites internet de ces deux publications, augmentés de celui de Grazia. Conclusion : un véritable naufrage informatif.
Très rapidement, de nombreuses voix se sont en effet élevées pour dénoncer l’aggravation des inégalités femmes-hommes au travail, déjà particulièrement marquées, dont ce projet serait responsable.
Ainsi, par exemple du Conseil supérieur de l’égalité professionnelle, dont la conclusion de l’« avis rendu le 11 mars, en toute discrétion [2] » à la demande de la ministre des Familles, de l’Enfance et des Droits des femmes [3], et révélé par Le Parisien le 13 mars, est sans ambiguïté : « Un déséquilibre apparaît dans ce texte en défaveur des salarié(e)s et singulièrement des femmes » ; mais aussi de plusieurs militantes féministes dont Le Monde publie le 8 mars la tribune, mise en ligne initialement sur le site inegaleloitravail.fr.
Rien de tout cela n’incite pour autant ces magazines prétendant s’intéresser un tant soi peu à la cause des femmes à faire une place significative au sujet. L’énumération des articles publiés suffit à s’en convaincre.
Elle
Sur le site internet du magazine du groupe Lagardère, on ne trouve qu’un article consacré à la loi Travail : un entretien, publié le 25 mars, au titre évocateur – « Pourquoi le projet de loi El Khomri est-il dangereux pour les femmes ? », et dont le chapô fait référence à la tribune publiée par Le Monde. Il s’agit en l’occurrence d’une interview de Rachel Silvera, « économiste, université Paris X, codirectrice du réseau MAGE (marché du travail et Genre) », dont la conclusion, comme le diagnostic qu’elle propose de quelques dispositions, est sans appel : « Cette loi reste défavorable aux salariés en général et aux femmes en particulier ». Saluons comme il se doit la publication de ce réquisitoire précis et argumenté – dans les limites de ses 3300 signes –, qui n’aura cependant pas l’honneur de figurer dans la version papier du magazine. Et ne manquons pas de souligner qu’il ne semble pas avoir suscité de réactions éditoriales notables au sein de l’hebdomadaire « créé par les femmes et pour les femmes ». On peut au contraire dresser la liste des occasions manquées :
– Le 4 mars, le président de la République accorde un entretien à l’occasion de la Journée internationale de lutte pour les droits des femmes le 8 mars. Les cinq journalistes dépêchées pour l’occasion ne parviennent pas, sur les 21 questions posées, à évoquer une seule fois le sujet.
– Les 8 et 9 avril, Elle organise à Paris son forum annuel avec une « mission : promouvoir le travail des femmes et les accompagner tout au long de leur carrière ». Le compte-rendu de ces deux jours montre qu’il n’y a jamais été question de la loi El Khomri et des moyens de lutter collectivement pour obtenir la réduction des inégalités.
Par contre, tout est mis en place pour que les femmes se mettent en valeur… individuellement, à condition de ne pas remettre en cause l’ordre établi dans l’entreprise [4], notamment en ayant le « privilège » d’aller à la rencontre « des grands patrons [5] [ce qui] a permis à des lectrices du magazine d’échanger avec des dirigeants. L’occasion d’être écoutée et conseillée. Et peut-être aussi de donner un coup de pouce à sa carrière, qui sait ».
– Enfin, le 6 mai, la publication « tire » le portait de cette ministre « qui tient le cap […] debout dans la tempête ». Bien que précisant que Myriam El Khomri est « conspuée par la rue pour son projet de loi » qui provoque « un soulèvement populaire sur les places de France […] toujours une levée de boucliers, du mouvement Nuit Debout au Medef en passant par les frondeurs du PS [6] », les deux journalistes évacuent la « patate chaude » d’un revers de main : « Son ambition ? “Bien faire le job”, dit-elle, même si on la sent parfois gênée aux entournures par certains de ses aspects, heureuse des modifications qui y ont été apportées, des débats parlementaires qui vont l’“aider à la rendre meilleure” ».
À croire que les deux journalistes ont pris pour « argent comptant », sans prendre le temps de les interroger, les mots de la ministre : « Je suis convaincue que ma loi est juste et nécessaire ».
Grazia
Sur les neuf articles publiés – les 25 et 26 février (« Vidéo : la loi travail expliquée et parodiée dans un manga » ; « Quand le web se déchaîne contre la loi travail »), les 9 et 10 mars (« Loi travail : les femmes sont-elles (encore plus) menacées » ; « Projet de loi El Khomri : les slogans les plus marquants des participants »), puis les 11, 13, 20, 23 et 31 mai (« Loi Travail : le recours au 49.3, un « aveu d’échec » » ; « Loi travail : et maintenant ? » ; « Manifestations : qui se cachent derrière les casseurs ? » ; « Pénurie de carburant : « On ne bougera pas tant que la loi travail ne sera pas retirée » » ; « « La rue ou rien », le tumblr qui archive les meilleures pancartes des manifs »), aucun – comme l’indiquent assez les titres des articles en question – ne fournit d’analyse précise sur le contenu du texte [7].
Marie-Claire
À moins d’une erreur de notre part, le mensuel ne publie aucun article mettant en perspective les enjeux du projet de loi sur les femmes !
Vigilance ?
Un point commun aux trois titres : tous semblent pourtant conscients, puisqu’ils les relèvent à un moment ou à un autre, des inégalités abyssales et persistantes au travail au détriment des femmes.
Ainsi, Grazia dans un article publié le 2 novembre 2014 : « S’il y a un domaine dans lequel les inégalités ne semblent pas prêtes de se réduire, c’est bien dans le milieu professionnel. Salaires, postes à responsabilité… Les différences entre hommes et femmes sont encore considérables ». Le 17 décembre 2015, sur son site internet, Elle donnait la parole à « Margaret Maruani, sociologue et directrice de recherche au CNRS sur le genre, afin d’y voir plus clair […] à l’occasion des vingt ans du réseau MAGE (Marché du travail et genre ) », pour dresser le constat accablant de « ce qui a réellement changé depuis deux décennies en termes d’égalité femmes-hommes au travail ». Quant à Marie-Claire, c’est le 30 mars 2016, en plein débat sur la loi El Khomri, que le magazine pointait les écarts salariaux entre hommes et femmes : « En moyenne, il faudrait 15 mois à une femme pour gagner la même somme qu’un homme sur un an. L’écart salarial en France – estimé à 24% – équivaut à une différence d’une soixantaine de jours ouvrés. Résultat : c’est comme si les femmes salariées n’avaient pas été payées depuis le 1er janvier et ne commençaient à l’être qu’à partir d’aujourd’hui. »
Pour être tout à fait précis, si une telle « disette » informative ne saurait véritablement surprendre de la part de Grazia, ce magazine ne revendiquant pas véritablement dans son « ADN » la défense des droits des femmes [8], c’est moins le cas pour Marie-Claire, par exemple à la lecture de l’éditorial de la rédactrice en chef Marianne Mairesse fêtant les 60 ans du magazine [9], où elle ne craint pas de déclarer que « notre fonction a toujours été de porter les femmes vers la liberté, l’émancipation, l’égalité », ajoutant, sans plus de scrupule, qu’à Marie-Claire, « on ne raconte pas d’histoires, on fait des enquêtes ». Une affirmation bien imprudente, démentie de toute évidence par les faits concernant l’impact de la loi sur le travail sur les femmes.
Quant à Elle, la sous-information sur la loi Travail et ses conséquences pour les femmes est particulièrement malvenue pour un magazine faisant de la cause des femmes son étendard, brandi avec constance et ostentation, par exemple dans ces deux éditoriaux, à 15 mois d’intervalle, de Françoise-Marie Santucci, engageant par conséquent le titre lui-même et non sa seule rédactrice :
– « ELLE a toujours accompagné les femmes dans leurs coups de cœur, leurs combats, leurs joies, leurs plaisirs. Cela ne changera pas » (3 octobre 2014) ;
– « Jamais peut-être la situation des femmes n’a été aussi fragile qu’en 2016, alors que nos droits, sur le papier, sont eux, toujours plus forts. Nous restons vigilantes. Et féministes, puisque nous le savons toutes, ce n’est pas un gros mot » (4 mars 2016).
Récidive
Si l’on ne peut que déplorer un nouveau naufrage informatif, après celui relevé dans la conclusion de notre article du 16 février 2011 consacré à la (déjà) calamiteuse couverture du mouvement social contre la contre-réforme des retraites de 2010 effectuée déjà par le magazine Elle [10], il reflète néanmoins une évolution déjà ancienne de la presse féminine dite « sérieuse », diagnostiquée dans Les Inrockuptibles en janvier 2014 par Isabelle Chazot, ancienne rédactrice en chef de 20 ans passée par Isa, Grazia puis Marianne : « Aujourd’hui, le féminisme sérieux a été quasiment éradiqué des magazines féminins. Ne reste qu’une doxa molle, une bien-pensance qui se fait l’écho des débats sociétaux et s’accommode parfaitement des pages de cosmétiques : “Nous-les-femmes on a fait des progrès énormes, même s’il reste des bastions machistes, on ne se laisse pas marcher sur les stilettos. On n’est pas contre les hommes comme ces suffragettes qui étaient si moches et ne portaient pas de soutien-gorge Princess tam.tam, on assume notre frivolité et on consomme un max avec notre salaire 30 % plus bas, bla-bla-bla…” Avec en creux, la figure répulsive de la “femme afghane”, pour celles qui n’auraient pas compris que la consommation frivole est une liberté fondamentale. Ce féminisme creux est parfaitement en phase avec le positionnement ultraconsumériste et teinté d’impertinence inoffensive des féminins actuels. »
Autant de raisons pour tenter de contribuer à libérer la presse féminine de ses carcans consuméristes et sexistes.
Denis Pérais
[1] Ou, selon son intitulé exact, « visant à instituer de nouvelles libertés et de nouvelles protections pour les entreprises et les actif-ve-s ».
[2] Selon la formule du Parisien. Une telle discrétion qu’il nous a été impossible d’en trouver la trace sur le site officiel dédié.
[3] Le dit Conseil étant un organisme placé sous sa présidence, qui réunit des personnalités « qualifiées », des représentants des organisations syndicales, patronales et d’associations familiales.
[4] Selon des concepts sexistes que nous ne développerons pas ici, mais que nous avions mis en évidence dans un autre article.
[5] Sponsors de l’initiative.
[6] Et, accessoirement, comme l’article ne le précise pas, de plusieurs syndicats…
[7] D’analyse assumée par le magazine du moins, car le seul qui y est consacrée, celui du 9 mars, est en réalité une sorte de recension de la tribune des militantes féministes publiée par Le Monde, tribune décidément bien utile, en tout cas bien utilisée, par Elle comme par Grazia, pour faire mine d’avoir traité le sujet.
[8] Même s’il lui arrive de publier des articles relatifs aux droits des femmes.
[9] Dans sa forme mensuelle. Le magazine a été créé en 1937 avec, à l’origine, une diffusion hebdomadaire.
[10] Nous y disions notamment que « le traitement par Elle de cette question illustre en effet le gouffre entre les prétentions affichées par le magazine en matière de défense des droits des femmes et l’information effectivement produite sur la persistance des inégalités de genre et le rôle qu’y jouent les politiques gouvernementales ».