Manuel Cervera-Marzal: “Pour Nuit Debout, la question du territoire est centrale”

Nuit Debout renouvelle-t-il les modes traditionnels de protestation ?

Manuel Cervera-Marzal : Oui, mais ce mouvement s’inscrit dans de nouvelles formes de luttes apparues depuis un peu plus de dix ans. Elles ont trois caractéristiques. D’abord, l’« extralégalisation » avec le recours à la désobéissance civile – qu’il s’agisse de la protestation contre le nucléaire, du Réseau éducation sans frontières, des manifestations interdites, des actions de hackers, des Zones à défendre (ZAD), de Nuit Debout enfin. Ce mouvement a en effet une part extralégale, lorsque les occupants refusent de quitter les lieux après minuit, organisent des manifestations sauvages, enlèvent les dalles des places publiques pour planter des potagers. Deuxièmement, la question du territoire est devenue centrale, alors qu’auparavant la question du salaire et de l’emploi était première. Il s’agit pour les occupants de se réapproprier le territoire et d’en faire un lieu de vie dans lequel on peut faire du commun. Le projet est la permanence de l’occupation, avec une cantine, une infirmerie, une crèche… Enfin, Nuit Debout n’est pas uniquement une lutte contre la finance. S’y ajoute un combat au nom de la démocratie. À Paris et à Toulouse, les occupants ont créé une commission constituante qui place au cœur de sa réflexion la question du tirage au sort de citoyens pour exercer des responsabilités politiques. L’idée est de déplacer des repères et de casser le lien entre démocratie et élections. L’élection des meilleurs et des plus compétents est en effet une manière de reconduire le principe aristocratique. Le tirage au sort est aussi une manière d’imaginer une politique non professionnalisée.

 

Existe-t-il une déconnexion entre les participants de Nuit Debout et la réalité sociologique de la précarité ?

Un groupe de sociologues a publié les résultats d’une recherche sur le profil des participants. Ils sont majoritairement trentenaires, ont un niveau d’éducation supérieur à la moyenne de la population, sont urbains, plutôt blancs. Mais 20 % sont au chômage, contre 10 % nationalement. Il s’agit donc souvent de personnes précarisées. Par ailleurs, la question sociologique a d’abord été soulevée par les acteurs eux-mêmes du mouvement. Il y a donc eu des tentatives pour l’élargir à des entreprises en grève ou à des villes de banlieue. Le succès est mitigé. Les jeunes de banlieue issus de l’immigration ne sont pas très présents. Ils ont un mauvais souvenir des émeutes de 2005, au cours desquels la gauche, et même la gauche radicale, ne les avaient pas soutenus. Dans des zones où le chômage est massif, ils ne se sentent pas forcément concernés par un mouvement qui touche des personnes ayant accès au monde du travail. Ils se seraient peut-être sentis plus investis si ce mouvement avait lutté contre la déchéance de nationalité.

 

Pour durer, le mouvement a-t-il nécessairement besoin d’un leader ? 

Le refus d’un leader est tenable tant que le mouvement se donne pour seul objectif d’expérimenter une démocratie alternative. Nuit Debout a très bien fonctionné sans leader. Mais si des forces veulent poursuivre le combat dans l’arène institutionnelle, elles devront se doter d’une figure, tel Pablo Iglesias pour Podemos. Si c’est le cas, cependant, il n’y aura pas de candidat de Nuit Debout en 2017. Le coût d’entrée à l’élection présidentielle est beaucoup trop élevé. Mais, il est possible que le mouvement soit là aux élections européennes de 2019. La différence de taille avec l’Espagne, c’est qu’il y avait un vide à la gauche du parti socialiste. Ce n’est pas du tout le cas en France, où existent plusieurs partis alternatifs à gauche. Les partisans de la participation politique devront jouer des coudes pour créer l’espace pour un Podemos à la française.

Source: Manuel Cervera-Marzal: “Pour Nuit Debout, la question du territoire est centrale” • Résonances, Manuel Cervera-Marzal, Nuit Debout, Pablo Iglesias, Démocratie, Podemos • Philosophie magazine

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